La traduction de l’ akilien
Bien que le cinéma ait donné lieu depuis sa naissance, à des analyses de nature esthétique, historique ou médiatechnologique, l’image a tendance à rester un objet primaire, le cinéma étant finalement pensé comme une sorte de langage universel, “un espéranto visuel”. Ce n’est que rarement que l’on prète attention aux caractéristiques culturelles reliées a l’esthétique visuelle qui créent une illusion de compréhension chez le spectateur.
Même si la recherche cinématographique actuelle approche le cinéma comme produit (idéologique) culturel de différents points de vue, les dialogues de films continuent de recevoir moins d’attention, surtout s’il s’agit d’une traduction.
La critique cinématographique française a réagi de façon enthousiaste aux films d’Aki Kaurismäki. On a noté, entre autres, que le style minimaliste du metteur en scène ressemblait a celui de Bresson et de Melville, et ses dialogues a ceux des ceuvres de Godard. Cependant on oublie de prendre en considération qu’il s’agit d’une traduction, c’est-à-dire d’une interprétation du dialogue par une seule personne. Le chercheur ou le critique français se repose sur le sous-titrage, pour fournir des exemples, sans penser que la traduction puisse avoir changé le texte original du film.
C’est la problématique de ce changement, liée au transfert interculturel, qui, à notre avis rend les sous-titres du film plus “français” que nous nous proposons d’ aborder.
Outre les différences langagières, esthétiques et culturelles, le réalisateur ou le distributeur du film peuvent également avoir un effet sur la traduction. Le distributeur, dans le souci de rendre le film compréhensible pour le plus grand nombre, peut intervenir sur les choix du sous-titreur, en particulier quand les structures de depart sont “bizarres ” (justement en abondance dans les films de Kaurismäki ; pour caractériser la langue très particulière utilisée par Aki Kaurismäki elle est nommée akilien). Le réalisateur peut intervenir dans le sous-titrage de son film car il s’agit d’une partie essentielle de la forme visuelle du film.
Comme sources d’exemples, nous utiliserons un genre specifique de la production kaurismäkienne. Nous prendrons nos exemples dans trois films prolétariens Shadows in Paradise, La Fille aux allumettes et Au loin s ‘en vont les nuages.
Il existe plusieurs formes de traduction audio-visuelle, comme le doublage, le sous-titrage, le voice-over, pour ne mentionner que quelques exemples. On utilise telle ou telle forme selon les pays, pour des raisons économiques, culturelles ou législatives.
Les films de Kaurismäki distribués en France ne sont quasiment jamais doublés. Dans cet article, le terme de traduction cinématographique réfère donc au sous-titrage (retranscription des répliques écrites en langue d’arrivée).
La réplique peut etre définie comme un ensemble textuel qui apparaît simultanément avec l’image ; elle peut etre constituée du dialogue entre deux ou plusieurs personnages, du discours du narrateur ou tout autre information langagière. Pour les besoins de l’ analyse, nous pouvons rappeler l’existence de quatre facteurs qui fixent les limites du sous-titrage:
1. Quand une version écrite accompagne le dialogue pure du film et constitue le point de depart pour le traducteur, la langue devient plus “neutre” ;
2. L’espace et le temps limités sont des contraintes pour le traducteur ;
3. Le texte traduit doit être réduit.
4. Le traducteur doit arriver a conserver le rythme du dialogue filmique.
Les sous-titres sont du langage écrit : ils relèvent donc d’un autre code que la langue parlée. Les dialogues de Kaurismäki sont de la langue écrite soutenue, ce qui crée, par exemple, un décalage avec la rhétorique des ouvriers : le spéctateur dependant des sous-titres manquera certainement cette dimension.
Dans les sous-titres, il y a deux lignes, chacune de trente signes environ. Les sous-titres doivent être des ensembles logiques rapidement compris, il faut donc éviter des structures lourdes, des mots longs ou rares, ce qui caractérise en partie, là encore, l’utilisation du finnois chez Kaurismäki.
Puisque oeil humain peut couvrir seulement une quantité déterminée d’informations dans un temps déterminé, le texte doit être réduit. De fait, un certain nombre d’informations et de redondances doivent etre abandonnées.
La traduction écrite est projetée simultanément avec le dialogue parlé, en bas de l’écran, d’où l’importance de la synchronisation. Les sous-titres ne peuvent pas être (généralement) en contradiction avec l’histoire telle qu’elle est racontée. Cela veut dire que les ensembles textuels doivent être presentés dans l’ordre du dialogue du film.
Le temps durant lequel les sous-titres apparaissent sur l’écran dépend également de la longueur de la réplique et de celle du plan. En ce qui concerne l’histoire, il est possible d’inclure des commentaires explicites ou des compléments d’information dans les sous-titres pour expliquer des faits qui ne peuvent pas être presentés dans le dialogue lui-même ou dont la compréhension ne peut être immédiate en raisons d’allusions particulières a la culture représentée.
Par exemple, dans les films prolétariens de Kaurismäki, on peut voir des caractéristiques des cultures finlandaise et française même si les milieux depeints par le cinéaste font assez souvent référence a des traits de culture francaise. Pour ce qui est des traits culturels typiquement finlandais on pourrait signaler le placard publicitaire de l’homme-sandwich, qui porte le slogan “A-oikeudet” (“droits A”, ce qui veut dire que l’on peut servir des spiritueux au restaurant), le spectateur français n’en connaîtra rien de la teneur.
Autre caractéristique finlandaise, outre les restaurants de danse, la croisière a Tallinn, telle que signalé à la fin de Shadows in Paradise. Les Finlandais y achètent des boissons alcoolisées détaxées. Ou encore Nikander, qui mange son casse-croûte avec du lait dans une bouteille de vodka, comme le font beaucoup d’ouvriers.
En ce qui concerne les traits de culture française, on peut relever le fait qu’Iris reçoit à chacun de ses anniversaires un roman Angélique comme cadeau de sa mère. La Fille aux allumettes commence par une citation de La comtesse Angelique par Serge et Anne Golon : “Ils doivent être morts de froid et de faim au milieu de la forêt”. Dans Au loin s’en vont les nuages, on se moque des Belges à la façon française (Les Finlandais se moquent des Suédois mais pas des Belges). Ainsi la coiffeuse parle à Ilona de son ex-employée : “Elle est partie avec un Belge.”
Ce qui est typique de la narration cinématographique de Kaurismäki, ce sont les références innombrables a d’autres films ou oeuvres littéraires.
L’intertextualité est intentionnelle et frappante. Le cinéaste avoue lui-meme qu’il utilise beaucoup d’allusions. On peut aussi voir des intra-allusions avec ses films précédents : le protagoniste du Shadows in Paradise, Nikander, est ex-boucher comme Rahikainen dans Crime et châtiment. Ilona et Melartin apparaissent dans Shadows in Paradise et Au loin s’en vont les nuages.
Kaurismäki est également très attaché à Bresson, Melville et Godard et on peut facilement remarquer les citations de Prévert, de Baudelaire et un dialogue surréaliste très proche de Buñuel. Mais il est impossible que le traducteur puisse transmettre toutes ces allusions que l’on trouve souvent dans les films de Kaurismäki
La représentation filmique fait partie de la culture, il y a donc toujours une image de la culture (peut-être stéréotypée) de l’auteur dans le film. L’image de la Finlande chez Kaurismäki est “construite”, c’est une parodie sérieuse et délibérée d’une société qui n’existe que sur l’écran.
On parle généralement de la Finlande de Kaurismäki comme on parle de l’Italie de Rossellini ou du Mexique de Buñuel. La Finlande de Kaurismäki ne correspond pas au pays réel mais elle se présente comme “vraie” pour beaucoup de spectateurs étrangers.
Le dialogue ou son absence est très essentiel selon Kaurismäki ; le cinéaste est donc très strict sur la fidélité de la traduction, notamment en français. Le dialogue à caractère économique diffère beaucoup des flots de dialogues de nombre de films français.
Le dialogue en langue écrite est très stylisé. L’ouvrier de Kaurismäki utilise des mots rares et des structures compliquées, d’autant plus frappants que le dialogue est laconique. Ce qui caractérise la langue de Kaurismäki, c’est le mélange d’un écrit soutenu et d’argot. Le mélange des deux registres n’est pas toujours visible dans la traduction des films. L’amant das La Fille aux allumettes dit à Iris lorsqu’ils sont attablés au restaurant : “Parempi olisi, jos laputtaisit tiehesi“, “mieux vaudrait que tu décampes“. La réplique est traduite par “Fiche le camp” ; les formes de modalité comme le conditionnel sont abandonnés.
Le choix des noms des personnages est aussi important dans les films de Kaurismäki. La protagoniste de Shadows in Paradise s’appelle Ilona Rajamäki. Le spéctateur français ne sait pas que Ilona contient le mot “ilo” (joie), ce qui contredit l’histoire pessimiste. Rajamäki contient le mot “raja” (limite). llona prend des décisions sur les limites de leur liaison. En plus, Rajamäki est la region de Finlande ou on fabrique de l’eau‑de-vie et du vinaigre. Nikander prend du vinaigre de Rajamäki dans son caddie au supermarché.
La Fille aux allumettes s’appelle Iris : le prénom renvoie à Iris-rukka (Pauvre Iris), roman émouvant d’Anni Swan, écrivain pour enfants du début du siècle. La fille aux allumettes renvoie à La petite fille aux allumettes de H.C. Andersen. La traduction française du titre est plus proche de l’histoire d’Andersen que le titre finlandais et le titre rendu littéralement en anglais par “The Match Factory Girl“.
Nikander et Melartin sont des noms suédois. Le mythe de la suédophonie en Finlande contient l’idée d’une classe sociale plus riche, mais Melartin et Nikander ne font pas partie de cette classe supérieure. L’assistant de cuisine dans Au loin s’en vont les nuages s’appelle Amir, nom arabe très peu fréquent en Finlande, comparé par exemple à la France.
Outre les répliques finnoises, il y a des repliques suédoises (le suédois est la deuxième langue officielle de la Finlande) et anglaises dans les films de Kaurismäki.
Dans Shadows in Paradise, Nikander étudie l’anglais le soir, dans un collège libre. Quand il veut se donner de la contenance, il parle toujours anglais. Lorsque les suédophones lui demandent une cigarette, Nikander repond : “Not for you!” A Ilona qui lui demande s’il peut s’occuper d’elle, il repond: “Small potatoes”. Les circonstances dans lesquelles Nikander utilise l’anglais n’appellent pas la traduction des répliques si on vent garder l’esprit dans lequel le personnage les prononce. Il serait intéressant, par contre, de voir jusqu’où le spectateur étranger remarque les changements de langues entre le finnois et le suédois, puisqu’il doit se concentrer déjà sur l’image, sur les sous-titres et sur l’action dans le film. En plus, le suédois est prononcé avec une intonation et un accent finnois.
On peut bien constater la complexité à rendre par la traduction dans une autre langue d’une expression riche en allusions métaphoriques. A contrario, une expression aurait pu être traduisible, notamment dans Au loin s’en vont les nuages, un jeu de mot entre ris de veau et “Koskenkorva”, vodka finlandaise, lorsque’Ilona dit au client: “Suosittelen kateenkorvaa” (“Je vous recommande du ris de veau”) et que celui-ci repond : “Koskenkorvaa, pullo” (“De la vodka, une bouteille”). La traduction de ce jeu de mot aurait pu être “eau-de-vie” qui rime mieux avec “ris de veau”.
La traduction cinématographique peut être analysée en fonction de la musique qui est un élément important dans les films de Kaurismäki. Elle est là, selon le réalisateur, pour “manipuler les sentiments du spectateur“. Elle est presque toujours diégètique, ou plutôt elle commence par etre diégètique pour devenir peu à peu non-diégètique.
Les genres de musique les plus courants chez Kaurismäki sont le blues et surtout le tango finlandais nostalgique. Ce dernier s’écarte de son ancêtre argentin, avec des paroles maussades, sur le thème du désir de la mort. Cela se voit bien dans les titres des tangos : Mun aika mennä on (Il est temps de m’en aller), Kohtalon kello lyö (L’horloge du destin sonne), Tappavat suudelmat (Les baisers mortels), etc. On a considéré comme tristes les films prolétariens de Kaurismäki à cause des paroles sombres, mais ils n’explicitent pas toute la vérité sur le mythe du tango finlandais. II faudrait en effet connaître la culture des restaurants de danse en Finlande pour comprendre le paradoxe de la danse, passe-temps gai combiné avec le tango triste. Les chansons dans les trois films en question sont interprétées par des artistes populaires avec leurs orchestres.
Les paroles sont traduites toujours quand il s’agit de musique diégètique (la musique non-diégètique n’est quasiment jamais traduite sauf aux dénouements).
Dans les films de Kaurismaki, la musique a quelque fois la fonction d’induire le spectateur en erreur, surtout quand les paroles des chansons sont en apparente contradiction avec la narration visuelle. Par exemple, à la fin du film Au loin s’en vont les nuages, on entend la chanson Pilvet karkaa, niin minäkin (Les nuages s’en vont, moi aussi) par Badding où il chante : “Mais au loin s’en vont les nuages, en vain tu essaies de les attraper”. Le pseudo-happy end devient un futur incertain. Or, plus tot dans le film, on entendait la chanson Valot (Les lumières) du meme chanteur, où il chantait avec plein d’espoir sur la lumière, mais dans un plan très sombre et pessimiste.
Dans les films de Kaurismäki, les paroles des chansons entendues sont souvent utilisées référentiellement ailleurs dans l’histoire, la difficulté de la tâche du traducteur étant alors d’établir cette connection entre les mots. Par exemple, dans La Fille aux allumettes on entend le tango le plus connu de Finlande, Satumaa (Le pays fabuleux) dont les paroles réfèrent à l’attrait de la mort “Siellä huolet huomisen voi jatida unholaan” (“La-bas on peut oublier tous ses soucis”). Plus tard dans le film, Iris, la protagoniste empoisonne l’homme qui l’a trompée, en faisant référence a cette chanson, donc à la mort, et elle dit en finnois : “Sinun ei tarvitse huolehtia entiti mistään” (“Ne te fais pas trop de souci”). Mais la réplique est traduite par: “Tout est definitivement arrangé”. Ailleurs le médecin assure à Iris: “Ei syytä huoleen. Testin tubs on positiivinen, te olette raskaana” (“Pas de souci. Le test est positif, vous êtes enceinte”) ; la traduction donne : “Pas de poblème. Le test est positif, vous êtes enceinte”. Dans le film, la mort serait son salut et elle n’aurait plus de soucis. Mais tout ne va pas vers le destin souhaité et Iris est arrêtée par la police. La pensée de Kaurismäki que “trouver la mort est plus potique que d’aller en prison“ montre bien la cruauté de la fin du film. La Fille aux allumettes n’a pas de happy end car Kaurismäki ne l’a pas réalisé pour répondre aux attentes des spectateurs sinon, comme dit l’auteur, pour lui-même.
Le réalisateur a constaté plusieurs fois que dans les parties tragigues, les spectateurs rient mais dans les parties humoristiques ils pleurent. Le spectateur français peut considerer les films de Kaurismäki comme assez tristes et pessimistes parce qu’il ne distingue pas les éléments humoristiques. Il est toutefois intéressant de noter que les films de Kaurismäki sont plus populaires en dehors de Finlande.
Tuomas Muraja